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Histoire d'une naissance gémellaire

« Une bougie.

Et puis : une forêt de bougies, de tailles différentes, allumées, tremblotantes, frémissantes car dans la pièce il y a beaucoup de va-et-vient, on sent de l'angoisse dans l'air, des jupes de femme qui bruissent autour de leurs pas rapides, efficaces, des pas de paysannes silencieuses et pressées, aux lèvres serrées, comprimées, ce n'est pas seulement l'angoisse qu'on sent dans l'air, non, c'est la mort, une odeur de mort, et toutes les quelques minutes, les cris de celle qui chantaient si joliment déchirent l'air, les cris de la petite Marthe Durand qui n'arrive pas à accoucher, des cris à vous figer le sang, à vous glacer le sang, mais d'elle le sang n'est ni figé, ni glacé, d'elle le sang se déverse à flots, on l'a allongée sur une paillasse pour absorber ce liquide vermillon, à la lumière des bougies les femmes scrutent anxieusement le visage de la pauvre parturiente, elles savent qu'elle ne va pas y arriver, qu'elle ne s'en sortira pas la petite bergère à la voix argentine, elle n'a que 17 ans et elle est trop affaiblie déjà, ses amies ont peur parce que la matrone confirmée n'a pu venir, étant elle-même malade et alitée, et aucune d'elles ne se sent l'autorité de prononcer les mots de l'ondoiement in extremis, il va bientôt falloir aller réveiller Monsieur le curé…

L'une des femmes s'affaire au-dessus d'un chaudron d'eau bouillante, suspendu à la crémaillère de la cheminée, une autre tiédit à la chaleur des flammes le linge qui recevra l'enfant mais la parturiente se débat encore, lutte en hurlant de toutes ses forces contre les mains sans douceur, les mains malpropres de paysannes qui la retiennent, la restreignent-elle s'arc-boute mais les autres la plaquent sur la paillasse, il faut en finir, elles ont peur, en se détournant elles se signent, et puis, furtivement, se couvrant la bouche, murmurent des mots connus d'elles seules, des mots sans le moindre rapport avec la Vierge Marie ni avec son Fils l'Enfant Jésus, mais elles savent que, quels que soient les mots, les suppliques, les prières qu'elles pourraient prononcer, il est désormais top tard. Raymonde, la meilleure amie de Marthe lui tient la tête sur ses genoux, avec un linge, elle lui caresse le visage, éponge les rigoles de sueur sur son front et dans son cou, lui parle bas tout en la caressant, lui disant Marthe, ne t'inquiète pas, tu t'en sortiras, on est là avec toi, on a toutes connu la même chose, on s'en sort, calme toi ma chère, calme toi ma bonne amie, et pendant ce temps les autres amies s'affairent, prient et désespèrent.

Enfin les cris de Marthe commencent à s'espacer et deviennent comme
des soupirs, presque des soupirs de bonheur, oui c'est presque comme si elle fredonnait de contentement dans son sommeil - on reconnaît à nouveau, en très atténué, ma voix si pure, si mélodieuse de la jeune fille - et Raymonde, tout en tenant la tête de son amie et en lui caressant le front, sent que ces soupirs prennent fin à l'exact instant où les muscles du cou se relâchent et où le poids de la tête de Marthe s'abandonne sur ses genoux.

Silence. C'est le moment. Il faut agir vite. A la dérobée, les femmes regardent la plus âgée d'entre elles: le geste lui appartient.

Et puis, oui : d'un hochement de tête, la vieille signifie à Cécile la petite sœur de Marthe de prendre ses jambes à son cou, d'aller jusqu'à Torchay chercher le père Thomas, et la petite, terrorisée, déguerpit sans même penser à prendre sa cape, malgré l'humidité glaciale et pénétrante de la nuit de novembre.

Cécile partie, la vieille femme s'installe près du ventre dénudé de la morte. La pointe du couteau effilé se glisse sous le sternum et entame sa descente, c'est tellement tendre la chair humaine, plus tendre encore que la chair d'un cochon quand on l'ouvre, lui aussi, de la poitrine jusqu'à l'aine, c'est le même geste, mais combien plus facile ici, la chair de Marthe se livre comme la plus raffinée des viandes cuite à point et servie rutilante sur la table du Roi Soleil, la descente du couteau est donc rapide, les lèvres de chair s'écartent et le sang ruisselle ; les amies de Marthe suivent l'opération, partagées entre la fascination et l'effroi.

Brusquement la porte de la masure se rouvre, laissant s'engouffrer le vent, le curé mal réveillé et la petite Cécile, hors d'elle, pantelante.

Il n'est pas en soutane, bien entendu, le bon père Thomas et il est de mauvaise humeur parce qu'on l'a arraché à un rêve des plus sensuels, il n'a eu le temps que de chausser ses lunettes et ses bottes et d'attraper au passage un flacon d'eau bénite, c'est les yeux encore tournés vers l'intérieur, [... je m'autocensure...., de peur de choquer des esprits...] qu'il ondoie maintenant, distraitement, le fœtus que la vieille retire des entrailles du cadavre - In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti - lorsque, soudain et presque à l'unisson, les femmes poussent une exclamation Il ne s'agit pas d'un enfant, non : Il s'agit de deux enfants ! Deux embrassés, enlacés, les membres affectueusement mêlés en une étreinte serrée, voilà pourquoi il était impossible à leur mère de les expulser par les voies naturelles, voilà pourquoi la petite bergère est morte.

Lorsqu'on parvient tout doucement à les séparer, à faire se relâcher la prise des membres les uns autour des autres, en soulevant les minuscules doigts gluants, en tirant sur les menus bras et jambes, et à sectionner les deux cordons tressés ensemble, on constate que les jumeaux sont garçon et fille. C'est la fille qui porte sur sa tête - les femmes font des petits bruits d'approbation en la nettoyant, la caressant- la précieuse membrane, la coiffe : un signe du Ciel, elle aura longue vie, belle vie, vie de chance.

On choisit les noms - de façon expéditive, afin que le curé puisse aller se recoucher, il inscrira tout cela demain dans le registre paroissial - elle, ce sera Barbe, et lui, Barnabé. Voilà, c'est fait. »


Cette histoire d'une naissance gémellaire, ce pourrait être celle d'une de nos grands-mères.
Tout le livre est ainsi émouvant !!!

Extrait de « Instruments des ténèbres. » de Nancy Huston

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