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Par atao feal le 4 Février 2017 à 20:16
Ce sont des enfants qui n’ont pas été désirés. A l’hôpital, des aides-soignantes et des infirmières leur offrent leurs seuls moments d’attention. Des gestes agiles. Des mots. Quels regards ? A quoi ressemblent les premiers jours d’un bébé seul ? Quels soins leur apporte-t-on pour panser cette blessure originelle ?Dans les allées de la maternité de l’hôpital Bichat-Claude-Bernard, les blouses blanches entament leur ballet quotidien. Hier soir, derrière ces murs, une femme a accouché anonymement. C’est la troisième naissance sous X cette année dans cet établissement parisien. Chaque année en France, entre 600 et 700 femmes, âgées en moyenne de 26 ans (source : Ined), accouchent dans le secret de leur identité et confient leur enfant à l’adoption.
Depuis plus de douze heures, l’équipe de la maternité a déclenché la procédure légale visant à préserver le secret autour de cette naissance, veiller sur la mère et organiser le futur proche de l’enfant. L’assistante sociale de l’hôpital s’est mise en relation avec les services de l’adoption (Paris Adoption). Le nom de la patiente n’apparaît pas dans les archives de l’hôpital, et l’identité du bébé se limite à un prénom.
Autant vous prévenir : vous ne connaîtrez ni le sexe ni le prénom de cet enfant dont nous vous racontons les premiers jours. Sachez seulement que sa mère de naissance a choisi de le prendre sur son ventre et de le nommer de trois prénoms. « Chez nous, explique Maele Le Goff Gauthier, de l’unité de gynécologie-obstétrique du CHU de Nantes, quand la mère ne nomme pas l’enfant, c’est la sage-femme qui lui donne son premier prénom, l’équipe de néonatalogie choisit le deuxième, et la cadre de néonatalogie, le troisième, qui sera son patronyme enregistré à l’état civil jusqu’à l’adoption. » A Paris, la jeune femme de Bichat, majeure, n’a jamais été mère. Sa grossesse a été diagnostiquée après un long déni, trop tard pour envisager une IVG. Quand le père biologique l’a appris, il a quitté la ville où ils vivaient – pas ensemble, elle habite toujours chez sa mère.
S'investir ou pas ?
Je monte en néonatalogie, où le bébé a été transféré alors que sa mère est hospitalisée dans l’aile opposée. A l’heure où chacun court, aspiré par des tâches, comment ne pas songer au destin de ce nouveau-né abandonné par l’être sur lequel la biologie lui dit de compter. Au début de sa carrière, Stéphanie, auxiliaire de puériculture à Nantes, était en colère :
Il y a la contraception, l’IVG… Quand on ne veut pas d’un enfant, on peut ne pas en avoir. Puis elle a appris à comprendre. Une mère qui prend cette décision ne peut vraiment pas faire autrement. Et c’est très courageux.
Pour Catherine Kerforn, sage-femme responsable de l’unité de gynécologie-obstétrique médico-psychosociale du CHU, « ces bébés bouleversent les valeurs des soignants, de la société ». Le pouvoir de la mère biologique sur le devenir de son enfant est impitoyable.
Elle a soixante-douze heures de réflexion, à l’issue desquelles il devra être déclaré à l’état civil et rompre la filiation. Il sera alors « né de X » et, avec son consentement, confié à l’adoption. La loi garantit toutefois un délai de rétractation de deux mois. Le bébé est né depuis douze heures. Séparé de sa mère, il dort dans un berceau calé contre la porte, à l’entrée du poste de soins. Son statut n’est pas défini.
Dans tous les services de néonatalogie, c’est le berceau qu’on déplace quand il n’y a pas assez de lits, regrette Delphine Delachaussée puéricultrice cadre de l’unité de néonatalogie de Bichat.
Le service compte cinq chambres de deux berceaux occupés de lui. Comment se blinder face à l’injustice que vivent ces enfants ? « Je me répète que ce chagrin ne m’appartient pas, confie Delphine Delachaussée. Et j’ai vu des collègues s’investir énormément. OK, il n’a pas été désiré pendant neuf mois. Mais il y a quelque part des parents adoptifs qui le désirent depuis très longtemps, il sera chéri le reste de sa vie. Est-il plus malheureux qu’un enfant qui naît dans une famille où les parents se tapent dessus ? Je suis affectée par ces enfants, mais demander, dans le but de protéger, le placement en pouponnière d’un enfant reconnu par une mère qui ne peut pas le prendre en charge, c’est encore plus triste. Car l’enfant placé ne sera jamais adoptable. »
Pour l’instant, Bébé X est dans cette zone grise où il n’a pas sa place. Sa mère, hospitalisée à cinq minutes de son berceau, n’est pas loin ; pour lui elle est manquante. Agnès Emion-Lepy, la psychologue référente, vient de rencontrer la jeune femme. « Sa famille était là, mais c’est Madame qui s’est exprimée, posée, contrôlée… on sent l’émotion. Elle semble au clair dans sa décision, elle connaît les procédures, s’inquiète de la santé du bébé. Elle veut signer le procès-verbal demain. Et voir son enfant plus tard dans la journée. »
L’après-midi, alors qu’une travailleuse sociale de Paris Adoption vient lui expliquer la procédure, les membres de la famille sont présents. L’un d’eux pose des questions : la grand-mère peut-elle adopter l’enfant ? A 19 heures, la principale intéressée n’a toujours pas signé le procès-verbal. Demain, la psychologue sera absente, mais elle a laissé son numéro à la jeune femme. « Ça se complique. La famille cherche le père biologique.»
A 19 h 30, Lisa conduit le bébé à travers les couloirs de la maternité. Le lendemain, elle décrit la scène : « Les membres de la famille étaient là ; la mère, endormie, semblait absente. Quand je suis revenue chercher le bébé, j’ai compris que la famille avait donné le biberon. » Quel sens à cet accouchement dans le secret qui convoque un conseil de famille ?
Un doudou dans le berceau
Pour Catherine Kerforn, toute naissance sous X est un projet de vie singulier : « Certaines familles partagent le secret. S’il y a conflit, c’est préjudiciable à l’enfant. Mais quand la famille adhère, l’enfant est inscrit dans une continuité de prise en charge. » A Bichat, la famille influe-t-elle sur la décision de la mère ? Celle-ci a confié à l’assistante sociale que « Si son conjoint n’avait pas fui, ils auraient pu garder le bébé ».
Selon l’étude de l’Ined, le géniteur joue un rôle essentiel dans la décision des femmes : son absence ou son comportement sont les motivations les plus fréquentes (43 %). Viennent ensuite les difficultés financières, l’âge, la crainte du rejet familial, des traumatismes récents ou anciens.
Le bébé n’a aucune idée de ce qui se trame. « Il n’a pas de doudou, ce petit ! Où est Laetitia ? » Les puéricultrices cherchent Laetitia de Lorgeril, qui a les clés du « vestiaire ». Cette cadre infirmière a monté le projet Maternité solidaire, collectant vêtements et articles de puériculture pour en doter les enfants démunis. Quelques heures plus tard, un doudou est dans le berceau. Apporté par la famille.
Les sentiments des soignants
A 20 heures, Lisa passe le relais aux deux puéricultrices de garde de nuit. Avant de partir, elle relate la journée dans le « cahier de vie » qui suivra l’enfant jusqu’à son adoption. Toutes les maternités offrent désormais aux bébés X ce cahier, égayé de photos de son séjour et de commentaires, seule mémoire de ses premiers jours. La sage-femme qui a accouché ce bébé a laissé un mot : Je m’appelle A. Je t’ai examiné(e). Tu pesais X kg… Ta naissance fut très émouvante pour ta maman et pour moi aussi.
Il est 15 heures, la mère, accompagnée de la représentante de Paris Adoption, vient dire au revoir à son enfant.
Nous n’avons pas le droit d’être là, Lisa nous fait le récit de ces adieux dans un couloir, à l’entrée du poste de soins. La famille, qui voulait venir, s’est abstenue. La jeune femme, qui a accepté de prendre le bébé dans ses bras, pleure. « Vous voulez le changer ? — Je peux ? » La travailleuse sociale presse la jeune femme : Vous devez lui dire au revoir maintenant, madame, c’est important qu’il l’entende.
Elle n’y parviendra pas. « Dans cette histoire, tout s’est fait dans le mauvais sens, déplore Delphine Delachaussée. Nous devons à tout prix éviter de renvoyer à ces femmes ce statut de mère dont elles ne veulent pas. Refuser d’être mère est un droit que la loi leur accorde. »
Dans une autre maternité parisienne, aux Bluets, la psychanalyste Julianna Vamos ne permet pas l’interaction entre mère et enfant : ni peau à peau, ni biberon, ni change, ni bras. Brutal ? « Cette brutalité est préparée et travaillée avec les mères que j’accompagne en prénatal, une fois qu’elles ont pris leur décision. Les gestes en salle d’accouchement et en suite de couche doivent respecter la logique du non attachement. S’il y a attachement, l’enfant se sentira abandonné. Lui faire sentir l’odeur de sa mère, c’est lui donner un faux espoir. Les deux mois de rétractation servent à ça, à permettre à la femme d’élaborer sa décision. »
Julianna Vamos accompagne la mère quand elle manifeste le désir de voir son enfant, afin de l’aider à assumer sa décision et d’envoyer un message clair au bébé. Et elle s’adresse aussi à l’enfant : Ta mère est venue te voir et te dire adieu. Vous allez avoir deux chemins séparés, mais elle te propose le mieux qu’elle puisse te donner.
A Bichat, la mère de Bébé X quitte la maternité. L’enfant va passer sa troisième nuit seul, serré par d’autres bras.
C’est le week-end, l’atmosphère du service est plus calme. Dans le cahier de vie, la puéricultrice de la veille a noté : Cette nuit, tu as beaucoup demandé les bras.
Derrière la bienveillance des soignants, professionnel et émotionnel se chevauchent. Comment qualifier ces soins que Lisa, Françoise et les autres donnent à cet enfant ? L’amour porté à ces bébés est la grande question qui plane depuis que nous avons pénétré dans ce service. « On ne pose jamais ce mot parce qu’on est professionnel, confie une auxiliaire. Mais, oui, c’est un sentiment de cet ordre-là. » Il y a cependant une limite infranchissable, les bisous.
On est là pour les sécuriser, les rassurer affirme Françoise, c’est notre travail. « La douceur précise de ses gestes quand elle manipule l’enfant est impressionnante. Mais ses mains qui le massent après son bain ne sont pas celles d’une mère, elle le sait. « Parfois on a la larme à l’œil, reconnaît-elle. Je me souviens d’un petit loulou resté longtemps dans le service. C’était l’été, il n’y avait pas de place en pouponnière. Il était là, coincé entre quatre murs, on avait toutes envie de le prendre chez nous en attendant. Chez moi il y a des enfants, un chat… de la vie, quoi. La psy nous a dit que ce n’était pas une bonne idée. »
Coup de théâtre
Le lundi matin, l’équipe est informée qu’une place en pouponnière est disponible. Coup de théâtre, la mère et le père se présentent à l’hôpital : ils souhaitent récupérer leur enfant. Ils font jouer leur droit à se rétracter dans le délai de deux mois. (Selon l’étude de l’Ined, 14 % des mères reviennent sur leur décision.) L’état civil de l’enfant, enregistré par l’hôpital il y a deux jours, est encore modifiable.
Le nouveau document officiel portera toujours la trace de l’abandon initial. L’enfant n’est pas déclaré « né de » mais « reconnu par » Madame et Monsieur… Son cahier de vie a disparu, peut-être un soignant a-t-il souhaité effacer cet épisode de l’existence de l’enfant. A l’issue de ces cinq jours émotionnellement intenses, on a envie de se réjouir. De penser que la place de ce bébé est près de sa mère biologique. Le secret qui entoure sa naissance a volé en éclats. Mais ses parents ne pourront jamais lui cacher qu’aux premiers jours de sa vie ils n’ont pas voulu de lui. Il reste un enfant né sous X.
La mère a été ré-hospitalisée avec son enfant afin de construire le lien maternel explique Eglantine Koné. L’enfant pourra-t-il dépasser le rejet initial ? « Faire vivre au bébé l’ambivalence maternelle est ce qu’il faut à tout prix éviter dans les accouchements sous X », prévient Julianna Vamos. D’où l’importance, selon elle, d’éviter tout attachement à la naissance. « Elles ont deux mois après leur décision pour élaborer leur projet de vie, se rétracter et récupérer leur enfant, ou le confier définitivement à l’adoption. La blessure psychique est indéniable. Mais vivre un moment difficile et vivre un traumatisme, c’est très différent. »
Alors que le bébé X de Bichat a trouvé une famille, la sienne, ces mots de Donald Winnicott, pédiatre et psychanalyste, résonnent en moi : La vie est en elle-même une thérapie qui a un sens.
L’accès aux origines
Lorsqu’une femme accouche sous X et souhaite confier son enfant à l’adoption, une procédure administrative est déclenchée. Agissant en qualité de représentant du Conseil national de l’accès aux origines personnelles, un travailleur social informe la mère de ses droits, tout en soulignant l’importance pour l’enfant de connaître ses origines.
Il « collecte les données » fournies par la mère, avant de l’inviter à laisser son identité sous pli fermé. Celle-ci peut refuser. Si elle écrit une lettre ou laisse un objet pour l’enfant, ces éléments lui seront remis s’il le demande – à partir de ses 13 ans, en présence de ses parents adoptifs ; à partir de 18 ans, seul. L’identité de sa génitrice ne pourra lui être communiquée sans l’accord de celle-ci. Après la collecte des données, un procès-verbal (PV) est établi, actant la décision de confier l’enfant à l’adoption. L’enfant, pupille de l’Etat, est ensuite placé en pouponnière ou en famille d’accueil.
Article paru dans Absolu Féminin
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